Lia est
une des personnes les plus extraordinaires qu’il m’ait été
donné de rencontrer. Elle n’a jamais étudié la théologie (ses
domaines de prédilection sont l’art, les media
studies, gender
studies et cultural
studies). Elle a co-fondé une petite entreprise de
multimédia, fait de la photographie et du design, et continue son
travail universitaire en donnant des conférences en Indonésie et
ailleurs. Ici au GIT, elle encadrait l’équipe d’accueil avec une
efficacité redoutable et une indéboulonnable bonne humeur. J’ai
eu envie de vous faire partager la joie d’une conversation avec
elle en vous faisant entendre un peu sa voix et quelques-unes des ses
histoires... j’espère n’avoir trahi ni son discours ni sa pensée
en les retranscrivant.
Dans mon
village, à l’ouest de Sumatra, la terre tremble trois fois par
jour. C’est comme prendre un médicament, on le fait tous les jours
mais on n’y pense pas vraiment ! J’ai encore de la famille
là-bas, mais maintenant ma vie est ici, à Jogja. Enfin j’espère
pouvoir aller en Europe bientôt... J’y suis déjà allée pour des
conférences, pour parler de mon travail sur le système matriarcal
chez moi. D’ailleurs les auteurs que j’ai lus pour ma thèse sont
occidentaux pour la plupart: Bourdieu, Judith Butler... Ce qui
m’intéressait, c’était de comprendre l’articulation entre le
système matriarcal, l’islam et le système traditionnel; c’est
en conflit permanent, et pourtant c’est comme trois branches pour
construire un feu: s’il y en avait moins ça ne marcherait pas.
Mon père
était un imam. Et ça m’intéresse ce que vous dites sur votre
religion ici au GIT, je trouve ça fascinant de vous entendre parler.
Pour moi, on ne peut pas mettre Dieu dans une boîte. Il y a la boîte
de la religion, mais pour moi, Dieu et la religion sont deux choses
différentes, complètement différentes – et je suis très loin de
ce que j’ai appris quand j’étais enfant en disant ça. Petite,
je suis allée dans une école coranique, j’ai appris l’arable ;
au lycée, j’ai été obligée de porter le hijab. J’ai refusé
pendant deux ans mais la troisième année j’ai dû céder. Quand
j’étais petite, on me disait qu’il y avait un Dieu et qu’il
fallait y croire, qu’on allait en enfer si on ne priait pas. Je me
souviens d’un livre pour enfants où on montrait l’enfer, avec
des ciseaux pour couper la langue des gens. Ca mettait ma mère en
colère. Elle disait « pourquoi faut-il dire ça ?! Il
suffit de dire qu’il y a un Dieu ! » Et moi, je disais
« mais comment il peut y avoir du fer en enfer ? »
En Islam,
pour prier on regarde vers le haut. Dieu n’est pas à côté de
nous, il est toujours en haut. Dans le Coran, on dit qu’après la
mort, beaucoup de questions nous serons posées et qu’on ne pourra
pas mentir, parce que chaque partie du corps répondra
individuellement. Quand j’étais à l’académie des arts, au
début de mes études supérieures, on a imaginé une chorégraphie
comme ça : des parties du corps qui réagissaient de façon
indépendante, chacune avec sa propre volonté. Moi je devais
m’occuper de la musique et je me suis creusé la tête :
qu’est-ce qu’il peut y avoir comme musique en enfer ? Et au
paradis ? Qu’est-ce qu’il aime comme musique, Dieu ?!
Alors j’ai mis un métronome au milieu de la scène – le temps.
Pendant dix minutes, on a mis le métronome et les danseurs ont dansé
sur cette musique-là. Tu vois, les catholiques ont un rosaire :
on prie avec, et quand on a fini le tour, on recommence, c’est
circulaire, ça ne s’arrête jamais. C’est ça la musique, le
rythme ne s’arrête jamais. J’ai l’impression à vous entendre
que quand vous apprenez la théologie, vous avez besoin de regarder
en arrière tout le temps.
D’ailleurs
j’ai une question pour les étudiants en théologie : après
avoir appris la théologie, est-ce que vous vous sentez plus proches
de Dieu, ou plus loin ? Quelqu’un m’a dit qu’il se sentait
plus loin... mais qu’en tant que pasteur, il ne pouvait plus sortir
Dieu de la boîte... Avec cette histoire de Dieu dans une boîte, il
y a tout à coup des choses qu’il faut faire et des choses qu’il
ne faut pas faire... Vous parlez de choses tellement lointaines,
hautes... que vous oubliez les choses simples. Vous partagez des
temps de culte, vous parlez de l’Evangile... mais en parlant des
petites choses, des choses simples, vous pouvez changer de
perspective aussi... Comme cette histoire de Bible : il s’agit
de comprendre le message de la Bible finalement, non, plus que la
Bible elle-même ? A mon avis, « the medium is the
message ». Parfois je vous écoute et j’essaie de rentrer
dans votre contexte, vous allez très loin dans vos pensées, vous
parlez de désastres, de mission, mais vous oubliez le médium...
J’ai
l’impression parfois que les pasteurs sont formés pour juger les
gens. Il y en a qui m’ont jugée ici, parce que je suis lesbienne,
ça a confirmé mon stéréotype des pasteurs ! Mais en parlant
avec d’autres, ça a détruit ce stéréotype... C’est comme si
certains ne se rendaient pas compte qu’ils ne sont pas que des
pasteurs, mais aussi des amis, des parents, des enfants... et même
en parlant avec un ami, c’est comme s’ils se comportaient
toujours en pasteurs ! Il y a d’autres fonctions dans
l’univers que pasteur... Et s’ils ne cherchent pas à abolir le
mur entre eux et leurs paroissiens, ils risquent de se comporter
comme s’ils étaient supérieurs, non ? Certains, ici, ils
sont pasteurs tout le temps...
Parfois,
j’ai l’impression d’être un «pasteur de vie» (a minister
of life). Quand quelqu’un me
parle et que je comprends, je peux être pasteur – comme vous
faites, vous annoncez des bonnes nouvelles, vous avez des bons
conseils, des faits objectifs, vous êtes des médiateurs – et
parfois, quand je dis ce que je pense, après ils se sentent mieux...
et j’étais un pasteur de vie pour eux ! Quand on vous pose
une question, vous cherchez la réponse. Et ça fait se sentir bien,
d’être dans ce rôle ! C’est un beau métier, pasteur !
C’est pour ça que vous apprenez, que vous allez en cours ici, que
vous lisez autant de livres. Ils vous croient, et vous les aidez.
C’est la même chose dans l’islam : annoncer de bonnes
nouvelles, aider, être bons envers les gens... Mais ça implique
aussi d’exclure certains. Moi, par ce que je suis, j’ai faux
partout !
J’aime
bien vos temps de worship.
Du coup je me demande ce que ça signifie dans mon propre contexte.
C’est quoi, au fond ? c’est de dire merci, d’attendre une
bénédiction. Quand j’entre dans la chapelle ici, j’attends la
performance... C’est un peu comme si j’étais au théâtre ;
et c’est bien ! Le sermon vu comme une performance, c’est
quelque chose qui peut s’interpréter (et j’adhère aux thèses
du post-structuralisme, là, sur l’interprétation). Il y a un
message, beaucoup d’interprétations, ça doit se lire. Et tous ces
détails ont une signification : allumer une bougie, se tenir
dans le silence, se saluer... Je ne sais pas si c’est quelque chose
de bon ou pas en soi, mais assister à ces moments, c’est comme
assister à un spectacle. On peut faire ça n’importe où,
n’importe quand. Après, il faut voir si Dieu doit être considéré
comme le public ou comme un personnage dans le spectacle !
Moi, quand
je lui parle, je lui parle, et après il me laisse tranquille, il me
laisse vivre. Mais je ne sais pas s’il est toujours là. Vous, vous
pouvez vous adresser à quelqu’un, à Jésus. Pour nous, Dieu est
abstrait, en islam on ne peut jamais se le représenter. Mais je
pense qu’il est toujours là. Il est impossible à imaginer, mais
toujours là. Enfin, il faudrait le prouver. On ne peut pas penser
que par analogie ! On peut prouver l’existence de l’oxygène
en allumant une bougie, mais Dieu... c’est trop facile, de faire
une analogie.
Enfin je
crois à une puissance en tout cas. D’ailleurs si ça n’était
pas là, on se serait pas là en train de parler ensemble, non ?
Tous ces gens réunis qui viennent du monde entier, qui se
rencontrent comme ça... Après, ça demande un engagement personnel,
particulier, et ça il faut y être prêt... Quand j’étais enfant,
on a essayé de me forcer à croire, et je n’aime pas ça du
tout... Quand j’ai réalisé que j’étais lesbienne, j’étais
sale pour eux. Je voulais prier, faire face à Dieu, mais on m’a
dit que je n’avais pas le droit, du coup j’avais peur de lui
faire face, de prier, de lui parler. On m’a dit qu’il ne
m’écouterait pas. Enfin elle ! Moi je pense que Dieu est
féminin !
Mais la
religion, c’est comme un style, comme le style qu’on choisit de
porter. Pour croire en Dieu, il faudrait que je choisisse une
religion. Ou est-ce qu’on peut croire sans religion ? Tu
crois ? Je ne sais pas. Le commitment...
mais il y a des tas de règles et je n’aime pas ça ! Ou alors
Dieu ne fait pas de règles et c’est nous qui les inventons ?
Mais j’ai l’impression qu’il faut faire quelque chose de
concret pour se rapprocher de Dieu. Enfin si on pense comme ça, tout
est concret, même la pensée : ça prend du temps, de l’espace,
c’est du concret. J’ai besoin de croire en quelque chose. En moi,
déjà !
Enfin bon, une religion, c’est quand même comme un parti
politique : on rassemble des gens, on recrute, on gère de
l’argent, on essaie d’en gagner, on essaie de convaincre... Mais
quand vous apportez une religion quelque part, vous cassez tout...
vous dites que votre propre religion est la bonne, que vos règles
sont les bonnes... ça fait changer les gens, ça les transforme
complètement. Comme un parti politique, on dit aux gens « regardez
mon programme, j’ai une meilleure vie pour vous, et on a besoin
d’argent ! » Dans un sens, c’est comme ça que je vois
la religion.
Quand
j’étais gamine, je jouais du piano. Et j’ai essayé de trouver
un nouveau système tonal – dans ma culture, le système tonal est
très différent, chaque instrument joue indépendamment. Je
cherchais quelque chose que je ne trouvais pas. Le professeur m’a
dit qu’il fallait que je trouve une ligne, et j’ai cherché. Et
quelques jours plus tard, elle m’a appelée et elle m’a dit :
« cette ligne, c’est ce qui te retient, ce qui te permet de
revenir à ton point de départ quand tu t’éloignes, c’est à ça
que tu te raccroches pour revenir ». Ca permet la flexibilité,
ça permet de s’éloigner et de revenir quand ça devient trop
difficile. C’est quelque chose à quoi on peut croire et qui te
ramène à ton propre lieu. Quand on croit en Dieu, par moment, c’est
le même sentiment. On essaie de trouver des réponses, tout le
temps. Et le dimanche, quand vous êtes assis à l’église, vous
êtes juste assis là... mais ça vous ramène à votre point de
départ, à votre propre lieu. Dieu, il ne donne jamais de réponses ;
vous répondez à vos propres questions...
Je dois croire qu’il me parle et que je ne comprends pas. C’est
un jeu, tout le temps. Il y a une histoire, comme ça, d’un homme
et son fils, qui sont partis chercher Dieu. Ils ont trouvé un arbre
immense et ils ont commencé à lui vouer un culte. Et puis ils ont
découvert qu’il y avait d’autres arbres, encore plus grands, et
ils ont laissé tomber. Et puis ils ont découvert un rocher
gigantesque et ils lui ont voué un culte. Et il y avait d’autres
rochers encore plus grands... Alors le père, fatigué, a dit à son
fils : « Ecoute fiston, je suis fatigué, on rentre à la
maison, tant pis. On dira qu’on a trouvé Dieu. Et si on te pose
des questions pour savoir qui est Dieu, tu diras que ça doit rester
un mystère, parce que Dieu n’aime pas les questions... »
Un jour, le président indonésien a raconté que les chrétiens
étaient très proches de Dieu, parce qu’ils l’appellent papa ;
mais que les bouddhistes étaient encore plus proches de Dieu, parce
qu’ils l’appellent « ohm » (chez nous, ça veut dire
oncle, et on est beaucoup plus proches de notre oncle que de notre
père – c’est celui qui nous achète des glaces!). Mais nous...
nous, on est obligés de l’appeller par haut-parleur !
Enfin le GIT, c’était une expérience... rencontrer tous ces
pasteurs, qui étudient ensemble, se posent des questions... ça pose
des questions. J’espère que vous avez trouvé des réponses...