jeudi 1 novembre 2012

Mission

Pour arriver à notre rendez-vous il faut traverser la montagne, à deux pas de la frontière avec la Slovaquie. La forêt est jaune vif et quelques langues de neige lèchent les troncs noirs. Sur une pente, une source jaillit d'un tuyau. Les villages rassemblent quelques maisons aux façades jaune vif, bleu pâle ou gris, les jardins sont soignés et encore pleins de fleurs. Le long des routes, on vend des chrysantèmes, Toussaint oblige, et aux abords des cimetières les voitures s'agglutinent (on voit une vieille Traban bleu nuit au passage, à la joie de notre conductrice, elles sont devenues rares). 
En arrivant, on traverse un premier village dont la population est majoritairement gitane (on n'utilise guère ce mot ici car il est péjoratif, mais mes hôtes travaillent avec les gitans et usent de la même appellation qu'eux). Les maisons sont délabrées, certaines n'ont presque plus de toit, les fenêtres sont cassées. Un garçon emmitouflé sort d'une maison et enlève son bonnet pour mieux nous voir passer. Un peu plus loin, c'est un village plus traditionnel. Nous allons rendre visite au couple de pasteurs qui s'y est installé il y a quelques années. Après leurs études au séminaire de Sarospatak, ils ont passé un an en Suisse puis sont revenus s'installer dans leur région d'origine. Ici, peu de ministres de l'Eglise souhaitent servir une communauté aussi rurale et perdue dans les montagnes, dans la région la plus pauvre de Hongrie. Quand ils sont arrivés, ils ont commencé par remettre en état le presbytère. Pourquoi ? pour pouvoir pratiquer l'hospitalité. Nous retrouvons la femme pasteur dans une ancienne écurie transformée en local de traitement du miel, occupée à verser le précieux liquide doré dans de petites bouteilles destinées à être vendues, surtout à l'étranger. Avec cet argent et une aide financière suisse et néerlandaise, ils parviennent à gérer une petite école. Son mari nous la fait visiter, en l'absence des enfants puisque ce sont les vacances ici aussi, pour une semaine. Les locaux sont neufs, spacieux, colorés, lumineux. Il n'y a que huit à douze enfants par classe pour l'instant mais ce n'est ouvert que depuis la rentrée. Ils espèrent, lentement mais sûrement, arriver à une centaine d'enfants en tout. 
L'Eglise a accepté de s'occuper de cette école en lieu et place de l'Etat, mais les professeurs sont toujours les mêmes. Il a fallu travailler ensemble pour trouver des bases communes, de nouvelles façons de travailler. A présent, les "temps spi" font partie intégrante du temps communautaire. Une particularité de cette école est qu'elle accueille des enfants gitans. Certains parents n'en sont pas ravis, mais ça fait partie de la façon dont les pasteurs souhaitent travailler. Peu à peu, ça semble fonctionner. 
Dans une longue conversation avec eux, j'essaie de comprendre comment ils conçoivent leur ministère. Est-ce que leur formation les a préparés à ce travail ? Elle éclate de rire. Pour commencer dans une telle communauté, il faut savoir abattre un arbre et refaire un toit ! C'est ainsi qu'ils ont gagné la confiance des membres de la communauté qui sont venus les aider, de façon très concrète. C'est un travail au long terme. A présent, le presbytère est le centre de la vie communautaire. C'est un lieu où chacun est accueilli, autour d'un café, pour parler d'éducation des enfants, se confier, poser des questions sur Dieu. Les enfants comme les adultes se savent toujours bienvenus. D'ailleurs la première chose qu'ils ont construite de leurs mains, c'est un terrain de jeux avec balançoire et planche d'escalade. Le pasteur se met à rire aussi : "vous n'avez pas des étudiants qui aimeraient donner un coup de main ?!" Beaucoup sont venus, quelques semaines à la fois, pour aider à construire de leurs mains les bâtiments, remettre en état des terrains. Quelle meilleure façon d'apprendre, d'ailleurs, qu'une telle immersion à l'école d'une théologie aussi pratique ? Peu à peu, mes interlocuteurs se confient et disent la joie toujours renouvelée d'être au service de la communauté de cette façon. Les raisons théologiques en sont profondes. Ce sont à la fois des praticiens élevés à l'école d'une dure réalité et, fondamentalement, des théologiens. 
A présent, c'est vers la communauté gitane qu'ils se tournent, toujours avec un soutien financier étranger. Nous retournons dans le premier village que nous avons traversé pour aller au centre communautaire, une sorte de maison paroissiale où se trouvent une salle de culte, des salles de jeux pour les enfants, des stocks de produits de première nécessité. Ici aussi, les enfants sont toujours bienvenus. Eux qui ont beaucoup de mal à apprendre à l'école d'Etat, qui n'est pas faite pour eux, parviennent ici, parfois, à lire et à écrire, à partager des activités communautaires. Qu'est-ce qui est si difficile dans le travail avec les gitans ? Est-ce la pauvreté ? Pas nécessairement. C'est plutôt que leur façon de penser est très particulière. Ils vivent dans un éternel présent. On ne possède rien, on ne projette rien sur l'avenir. On utilise ce qui arrive, au jour le jour. Pas d'histoire : la mémoire s'arrête avec la mort des anciens. Pas de futur : la naissance d'un enfant est une joie communautaire pour aujourd'hui, mais l'agriculture n'a aucun sens.  Le nomadisme a été éradiqué par le communisme qui les a forcés à s'installer ; cette ancienne culture du déplacement perpétuel a disparu, ces repères aussi. Comment alors parler d'Evangile ? comment dire ce qui fait bonne nouvelle pour un peuple, pour l'individu, à des gens qui ne pensent pas dans ces catégories ? 
Il n'y a (quasiment) pas de théologiens gitans. La théologie de la libération qui a été développée par les dalits en Inde, par exemple, ne trouve pas d'ancrage ici. Mais, me font remarquer les pasteurs, le peuple gitan est en Hongrie depuis des siècles. Il faut s'adapter à eux. C'est à l'Eglise de trouver des moyens de mener la mission. 
Ils regrettent cependant que le système ecclésial de l'Eglise hongroise ne permette pas de prendre le problème de front. Ils sont l'exception : c'était leur choix personnel que de venir ici, entreprendre ce travail, dans ces conditions et avec ces gens. C'est le résultat d'une conviction profonde, d'une vocation, d'une piété personnelle qui les appellent à ça. Et ils continuent, opiniâtrement, joyeusement. Les difficultés s'amoncellent mais ils les traversent. C'est par ce témoignage de vie, croient-ils, qu'ils peuvent vraiment agir. Le reste est à la grâce de Dieu. 

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