Vendredi 22 octobre 2010, dans la Salle des Actes de l’IPT à Montpellier, Pierre Soulages évoquait son travail devant une salle comble. Organisée grâce à l’audace et la ténacité d’un étudiant, cette soirée s’est déroulée comme une conversation entre le peintre, Pierre Encrevé, auteur du catalogue raisonné de son œuvre (œuvre dont une partie est conservée au Musée Fabre, ici même à Montpellier), et Raphaël Picon, doyen de l’IPT Paris. Raphaël Picon a rappelé que Pierre Soulages avait accepté de faire figurer un de ses tableaux, inédit à l’époque, en première page de l’ouvrage qu’il a signé avec Laurent Gagnebin, Le protestantisme : la foi insoumise (Flammarion, 2005). De fait, il n’est pas absurde de discerner une certaine parenté entre l’œuvre et la réflexion du peintre et la pensée de la Réforme.
Au cours d’une soirée particulièrement dense et passionnante, on a entendu résonner un appel à la liberté laissée à chacun de trouver son propre écho face à une œuvre : tout signifiant est mis en retrait. Etrangement, en laissant le spectateur complètement libre de s’impliquer ou non dans l’œuvre, l’œuvre l’y appelle. Il n’y a rien d’autre à quoi s’accrocher, puisque le titre lui-même exprime, en n’indiquant que des données très matérielles (date, dimensions), qu’il s’agit d’« une chose, et pas d’un signe ». Cette démarche non normative, pour autant, n’est pas le résultat d’un choix : « ce n’était pas un choix, c’était une décision. Mais pourquoi… on ne sait jamais. En faisant, j’ai découvert ce que je cherchais. » Cette recherche ne se fait pas sans passer par la matérialité très réelle des choses ; Pierre Soulages se souvient avoir parcouru la rue de son enfance et y avoir contemplé des artisans au travail : « un tailleur… j’étais fasciné par la façon dont il prenait du tissu, plat, et ce qu’il en faisait sur le mannequin : c’était fascinant, le passage du plan au volume ! », mais aussi un relieur qui travaillait la peau, un cordonnier qui travaillait le cuir, et ceux qui travaillaient le bois. Le charpentier n’avait que trois outils, alors que le menuisier en avait des dizaines. Il y a chez Soulages une certaine méfiance face à l’outil, car « ils contiennent en eux-mêmes un programme ». En ramenant des pinceaux d’Orient, il s’est rendu compte qu’ils comportaient des inscriptions sur le manche, car chacun avait sa propre fonction ; son pinceau de prédilection était ainsi destiné à l’origine à la copie des textes bouddhiques sacrés… Il ne faut pas se laisser enfermer par un outil, dit-il. D’ailleurs, parfois, il faut créer son propre outil car rien ne répondra mieux au besoin de l’instant : un bout de carton peut être l’outil idéal.
Pierre Soulages s’en est rendu compte très tôt : ces artisans « étaient différents de moi. Ils savaient quoi faire et comment y arriver. Ce que je fais, c’est que je cherche ; je suis attentif à ce qui n’a pas d’importance mais en a une, fondamentale. » Cette ligne-là, le peintre la suit depuis longtemps. « L’outre-noir, c’est un autre champ mental que celui du noir. Je suis arrivé là par hasard. Un jour, je peignais, mais je n’arrivais à rien. Je pataugeais dans le noir… Je continuais à travailler sur quelque chose que je croyais mauvais. Et puis j’ai arrêté, je suis allé dormir une heure ou deux, et je suis revenu et je me suis aperçu que j’étais en train de peindre autre chose. » Ce qui avait changé, ce n’était pas la technique, ni la lumière ambiante – un subtil déplacement intérieur avait créé des conditions différentes et fait voir autrement ce qui était déjà arrivé et ce qui allait arriver. Un instant de conversion, dirait un théologien. Un demi-tour qui fait porter le regard ailleurs que sur le monde connu.
« Pour la gravure, ça a été pareil, un accident : un jour, j’ai fait un trou dans le cuivre avec de l’acide. » C’était irrécupérable, mais l’artiste a, malgré tout, tenté d’encrer et d’imprimer. Un geste apparemment inutile, sans enjeu, sans promesse de gain. Et qui pourtant a fait basculer toute l’expérience : « le papier n’était pas écrasé, il conservait sa texture propre, et le blanc se mettait à vivre par contraste avec le noir. » Cette démarche n’implique pas pour autant de se livrer aveuglément à un destin qui ne serait que d’accidents : « il faut être humble devant l’accident qui se produit : attentif à ce qu’on ne connaît pas », dit-il. Surtout, « il y a un dialogue entre ce que propose la matière et ce que j’accepte. Le cuivre, l’acide et moi, on collabore avec ça. » Ce n’est jamais se laisser voguer au courant des choses, mais bien accepter d’y puiser l’inattendu qui fera basculer vers autre chose de nouveau. « Faire ce qu’on veut faire, c’est bien, mais rencontrer ce qu’on n’attend pas, c’est encore plus intéressant… ». N’est-ce pas en ces termes que les théologiens tentent de questionner la rencontre de l’homme avec Dieu ? Et pourtant, Dieu, Pierre Soulages ne sait pas quoi en penser : « la seule chose que je sais, c’est que je ne sais pas. Dieu, c’est une idée trop humaine, trop pleine de ce que nous sommes… ». Voilà une façon économe et fulgurante de résumer Karl Barth, sans doute !
La liberté que Pierre Soulages s’impose, elle vient d’une forme de solitude assumée, d’une éthique peut-être, même s’il n’emploie pas le terme : « quand je peins, j’essaie de me sentir en face de moi-même. J’espère que les spectateurs se sentent eux aussi seuls face à eux-mêmes. » Dénudés, comme dit Jacques-Alain Miller, et reconstruits ? demande Pierre Encrevé : « oui ! j’aime beaucoup », répond le peintre. « Si l’œuvre n’est pas un jeu constructif, ça ne m’intéresse pas. Si ça ne va pas loin en moi, ça n’a aucun intérêt… ». Peut-être est-ce de là que vient l’émotion face à ses toiles ? L’artiste ne répond pas à cette question, comme si elle ne relevait pas son expérience propre et qu’il ne pouvait s’en approcher que de loin, dans une compréhension intellectuelle et distanciée.
(A suivre...)
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