mardi 29 novembre 2011

Pierre Soulages, lumière et liberté (2)

Pierre Soulages a vraiment compris à douze ou treize ans qu’il serait artiste. Une anecdote familiale raconte que lorsqu’il avait huit ans, on lui avait demandé ce qu’il était en train de dessiner à grands traits d’encre noire sur une feuille et qu’il avait répondu « un paysage de neige », provoquant les rires de son entourage. Ce qu’il voulait faire, en réalité, c’était rendre le blanc du papier. Lorsque, quelques années plus tard, il se trouve dans l’abbatiale Sainte-Foy de Conques, c’est une révélation : fasciné, exalté même par l’espace intérieur, il se dit « je serai artiste ». Cette rencontre va prendre un relief tout particulier lorsqu’il acceptera de créer des vitraux pour l’abbatiale, bien des années plus tard. « Le bâtiment était fait avec la lumière. J’ai refusé de travailler avec une maquette ou un procédé pictural comme l’aquarelle : je voulais utiliser la lumière du bâtiment même, alors j’ai commencé à chercher ». Il fallait que les fenêtres émettent la clarté, pas seulement qu’elles la laissent entrer. C’est ainsi qu’il a créé un matériau, un verre qui n’existait pas encore. Au premier essai, avec un verre incolore pour atteindre l’opalescence dont il rêve et surtout respecter, profondément, l’édifice tel qu’il était – voilà des variations de couleur et, surprise, le chromatisme qui arrive. Et, surprise encore, « le bleu qui manquait à l’intérieur, il était dehors ! » C’était totalement inattendu et ce furent trois minutes d’horreur pour l’artiste, avant qu’il ne puisse se dire que c’était une œuvre pour le bâtiment tel qu’il était devenu, tel qu’il était aimé désormais : « alors j’ai accepté ce qui était. C’est l’élément central de tout ce que je fais… ». Savoir céder sur ce qu’il croyait tenir pour accueillir ce qu’il ne connaissait pas : c’est le fil conducteur de ce qui a été déroulé ce soir-là avec Pierre Soulages. Là encore, n’est-ce pas, dans le langage de l’expérience artistique, ce que les théologiens évoquent lorsqu’ils tentent de définir la juste position face à Dieu ?
Le détour par l’apprentissage formel de la peinture a été vécu comme une frustration par Pierre Soulages. « On nous présentait la Renaissance comme l’époque de la rondeur, de la profondeur, de la perspective… illusion ! La peinture, ce n’est pas l’imitation. Les oiseaux chantent, les animaux dansent, mais seuls les hommes peignent. » Depuis qu’il y a des hommes, ils peignent, précise Soulages, qui continue : « je me suis aperçu que le noir, c’est la couleur d’origine de la peinture ; les hommes, il y a longtemps, peignaient avec du noir dans des endroits inaccessibles, dans le noir absolu : ils descendaient dans des grottes… » Mais le noir, ce n’est pas une histoire de symbolique pour le peintre ; car s’il a bien une symbolique – car c’est la couleur du deuil, des officiels, de l’austérité, voire de la fête – ce n’est pas là qu’est sa puissance. « C’est la couleur la plus active qui soit. Par contraste, elle fait changer les couleurs à côté : une couleur sombre va s’éclaircir et un blanc va devenir encore plus blanc ». L’outre-noir, ce noir vivant, n’est jamais monochrome, comme le rappelle Pierre Encrevé : il s’agit d’une « peinture mono-pigmentaire à polyvalence chromatique ». Dans le travail de la matière, c’est la lumière, encore, qui est en jeu. « Dans la peinture classique, la lumière vient de derrière le spectateur. Dans l’outre-noir, la lumière vient du noir vers celui qui regarde : elle le met dans l’espace de la peinture. Cette présence a lieu dans l’instant du regard : par rapport au temps. » C’est la différence avec la peinture traditionnelle, finalement : l’outre-noir, lui, est un point de nouage entre lumière, espace et temps. L’outre-noir, c’est « un autre monde, un autre pays, comme on dit outre-Manche ».
La contradiction, le paradoxe plutôt, c’est que le noir est la couleur qui est par elle-même la plus grande absence de couleur. Peut-être peut-on entendre les paroles de Pierre Soulages à propos de son œuvre comme une dialectique entre des pôles opposés, indispensables et paradoxaux même en eux-mêmes : la lumière et l’obscurité, la technique et l’accident, la présence et l’absence. Et finalement, l’incertitude inhérente à ce choix artistique – et éthique, sans doute aussi, un choix d’une exigence acérée – c’est ce qui permet de refuser tout programme. De ce refus découle un déplacement constant du regard et de la pratique, et de là, la liberté…
Il me semble qu’on peut, avec Michel Bertrand, doyen de la faculté de Montpellier, dire que l’œuvre de Pierre Soulages, et ce qu’il en a dit au cours de cette soirée, nous évoquent la singularité d’une démarche, la non-détermination farouche du sens et l’accueil d’une liberté offerte – toutes choses qui résonnent comme des analogies avec des choses qui s’enseignent et se vivent ici. 

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