vendredi 3 février 2012

Martha, de l'Eglise invisible

Nous sortons du temple de Maguelone. On a prié pour les sans-abri. Je ne l'ai pas dit mais, moi, j'ai prié en pensant à Martha. Martha, c'est mon amie !
On se voit peu depuis qu'il y a 25 ans j'ai quitté Grenoble, où elle « habite » encore. Martha est SDF ; c'est une des plus belles personnes qu'il m'ait été donné de rencontrer à ce jour.

On s'est connus il y a 30 ans. A l'époque, on était toute une bande de copains de fac à moitié musiciens... On avait notre QG dans le quartier arabe de la capitale dauphinoise. Martha, c'était une figure fascinante pour nous : elle avait eu une licence de sociologie en 1976. Grande svelte avec un regard du bleu profond de l'exigence. C'était une fille d'immigrés russes ; un père veilleur de nuit alcoolique. Mal mariée à un professeur de yoga un temps réputé... qui la battait, elle avait finit par déchirer ses papiers d'identité quand la DDASS lui avait retiré la garde de ses deux filles, qu'une famille d'accueil très « catho-Front National » devait pendant des années empêcher de la revoir, la faisant passer pour morte.
Elle vivait de petits boulots sur le marché de la Place aux Herbes. Comme les gens du quartier l'appréciaient, elle jouait les nounous assez souvent. Martha a toujours eu un don d'animatrice avec les enfants. Elle les rend solaires. Ses références c'étaient Bettelheim, Dolto, « Libres Enfants de Summerhill »… Et puis cette occupation lui permettait d'être au chaud, de se laver.
Quand notre groupe d'étudiants la fréquentait, elle élevait sa dernière fille seule. Les aléas des mutations avait amené sur Grenoble une juge pour enfants qui s'était prise de sympathie pour Martha. Elle était donc autorisée à faire « l'école à la maison » à sa fille, quoique n'ayant pas de maison... et refusant le système scolaire jusqu'en classe de quatrième. Dans ce quartier mi populaire, mi bohème, il y avait toujours un prof original pour échanger un cours de maths ou de physique contre une heure de ménage.

Après les rénovations du centre ville, les choses sont devenues plus difficiles : le quartier, de populaire, est devenu chic, les rues, pavées et les vitrines aussi rutilantes que vendeuses d'inutile. Le prix des conso au café se sont envolés autant que le petit peuple que la mairie a exilé à la « Villeneuve » ( le lieu du triste « discours de Grenoble » de Sarkozy... et des « événements »).
Avec la traque du travail au noir, Martha a progressivement perdu ses petits boulots : pas de papiers, pas de travail. Quarante ans plus tard, elle tient bon, refusant tous subsides sociaux. Elle a tardivement renoué avec ses filles perdues. Mais la jeune femme blonde et non violente qu'elle était a maintenant soixante-dix ans. Il ne lui reste plus qu'une dent... elle fatigue..
Certains proches l'encouragent à se ranger... toucher un Revenu de Solidarité, refaire ses papiers. Elle y pense comme on envisage la capitulation par lassitude. Moi, j'aimerais qu'elle écrive son histoire.

Je descends encore 2 ou 3 fois par an sur Grenoble. Je la cherche dans le quartier derrière la place Notre Dame. On passe la journée ensemble. Parfois je la serre dans mes bras : vingt-cinq ans plus tôt, je n'aurais pas osé. Aujourd'hui c'est sans ambiguïté. Elle me charrie un peu de vouloir devenir pasteur, mais je crois que cela lui fait plaisir, aussi.

Quels qu'en soient les tenants, je garde une admiration sans borne pour son témoignage, déraisonnablement intenable… mais qu'elle tient. J’ai choisi d'y voir le visage en hiver de l’Église invisible.

CH

(Cette photo n'est pas celle de Martha, mais de Myriam, qui retrace dans son magnifique spectacle "Resist-tente" sa vie dans la rue)

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