dimanche 17 juin 2012

Jour 10 - Identité(s)


Comme nous... comme eux. Hier matin, nous avons rendu visite à une « islamic boarding-school » (école musulmane) unique à Jogja (diminutif de « Yogyakarta ») et sans doute aussi en Indonésie. Ecole privée dont l’existence est reconnue par l’Etat, c’est un lieu destiné à ceux qu’on appelle des « waria », des transsexuels. En fait ce n’est pas vraiment une école ; ceux qui sont accueillis ici sont des adultes. C’est un lieu de prière, d’étude, d’échange, et l’imam qui travaille ici nous a expliqué comment il concevait cette tâche. Pour lui, être waria n’est pas un bien ou un mal en soi. Les 30 waria accueillis ici ont une foi comme tout le monde, et le droit à une spiritualité, le droit de prier. Dans une société où l’accès à la mosquée est réservé aux hommes, sauf le vendredi où les femmes peuvent y entrer mais dans un espace séparé, cette position est atypique. Issu d’une communauté traditionnelle de Sumatra très stricte en matière religieuse, venu faire ses études de théologie à Jogja, il a découvert la théologie de la libération et cela a bouleversé tout ce qu’il pensait savoir. Il a consacré sa thèse à l’Islam, religion de paix. Il croit que le salut est pour tous. A la question « mais n’est-ce pas en contradiction avec les décrets des ulamas, cette façon de voir ? », il répond tranquillement que oui, et que l’herméneutique généralement adoptée en régime islamique se base sur le texte pour aboutir à la réalité, mais qu’il a décidé quand à lui de partir de la réalité, dans toutes ses dimensions, pour aboutir au texte. Nous sommes tous nés humains, dit-il, tous dans une relation à Dieu, et la religion est seconde. Il y a des différences entre les religions et des différences à l’intérieur de chaque religion, mais ce sont des façons différentes d’être en relation à Dieu.
Il tire de ce fondement théologique une tranquillité étonnante dans l’action. Ceux qui l’entourent, nos hôtes de la matinée, savent pouvoir se tourner vers lui pour poser leurs questions sur Dieu, sur la religion. Le centre fonctionne aussi comme un genre de centre social, où l’on peut accueillir ceux qui arrivent en détresse. La propriétaire de la maison, tête couverte par un voile et aux doux gestes des mains, a gardé la haute stature imposante et la voix d’un homme, mais elle se dit femme à présent. D’autres l’entourent, viennent à notre rencontre, répondent aux questions. Deux étudiantes occidentales se joignent à nous ; spécialistes des études de genre, elles participent aux réunions LGBT qui se tiennent là.
Pour certains des participants de notre petit groupe, c’est un choc. On perçoit même une certaine détresse à être confrontés à une identité mouvante, impossible à définir. Pourtant ces femmes affirment leur identité, elles sont des warias, disent tranquillement qu’elles devraient avoir les mêmes droits que tous les autres citoyens.
En les écoutant, ces humains comme tous les autres humains, je pense pour une raison qui m’échappe d’abord et qui, sur le moment, m’agace, à la liturgie du baptême. Ce passage où un verset biblique est évoqué ; j’ai souvent entendu à cette occasion le passage de l’Apocalypse évoquant ce caillou blanc où est inscrit un nom secret, connu de Dieu seul, et de celui à qui il est destiné. Ce nom, c’est une identité donnée, comme un cadeau, qui est donné comme ça, pour rien, pour la vie, qui n’est pas à rembourser, surtout pas, mais à accueillir comme un cadeau justement. Une identité qui échappe à notre contrôle. Cachée en Christ, dit Paul autrement. Là où nous-mêmes n’avons pas de maîtrise sur nous-mêmes, sur ce que nous sommes au plus profond de ce qui fait notre humanité. Et puis à ces images s’ajoute la guérison de l’aveugle-né chez Jean : est-ce lui ou ses parents qui ont péché ? Cette question, perverse, veut vraiment dire « son identité est le péché et nous ne voulons rien en savoir d’autre, nous voulons juste savoir qui blâmer au juste », et Jésus renverse toutes ces catégories pour affirmer que cette identité ne vient que de Dieu, qu’elle est insaisissable, mais du côté d’un don absolu, inconnaissable dans sa teneur exacte – on ne peut pas connaître ce que signifie réellement la gloire de Dieu, elle nous échappe forcément.
Oui, ça m’agace parce que ce sont des citations bibliques qui me viennent ainsi au moment où j’écoute des gens, des humains, qui me parlent en humains, et que j’aimerais pouvoir les écouter et les accueillir et les considérer comme des frères et sœurs comme ça, sans réfléchir, sans distance. Sans barrières. En toute naïveté.
Mais comme le dira une des participantes du GIT le soir dans un tour de table sur cette expérience du matin, « j’y allais pour qu’ils se sentent accueillis par moi, et ce sont eux qui m’ont accueillis. Ca a renversé ma façon de penser, à eux et à moi-même. Ca a renversé ma théologie. » Je crois aussi que c’était une vraie leçon d’humilité.
Mais tout le monde n’a pas forcément été renversé par cette rencontre. Et c’est une nouvelle leçon d’humilité que de comprendre que les bons sentiments sont une barrière ; je veux bien écouter tout ce qu’on veut dans l’ouverture et le dialogue, mais entendre que « malgré leur péché, eux aussi sont à l’image de Dieu et qu’on peut prier pour leur guérison », je n’y arrive pas. Ca me met en colère et je pense à ce que signifie le protestantisme au sens premier : protester, protester « pour », pour la dignité inaliénable de tout humain. Je me suis tue. Lâchement sans doute. Mais surtout parce que les mots, je ne les avais pas. Et puis aussi, lâchement encore, je n’ai pas cru possible de contredire un pasteur sur ce coup-là. Ca me choque oui. Ca éveille en moi une certaine violence parce que j’ai le sentiment que c’est l’Evangile, carrément, qui est trahi dans ces mots-là. Mais quand de tels sentiments violents sont éveillés par des mots pleins des meilleurs sentiments du monde par une personne de qualité, tout à fait sympathique et visiblement bon berger pour son troupeau (sans ironie aucune)... on approche d’une zone dont il vaut mieux laisser reposer les turbulences avant d’en tenter la traversée. Encore que... à qui va notre loyauté au fond ? Au petit troupeau dont nous aurions la charge en tant que pasteurs et qu’il ne faut pas bousculer parce que ce serait manquer de respect ? Ou à la radicalité de l’Evangile qui clame l’égale dignité de tous devant Dieu ?
Les mots ? Je ne les ai pas encore. Pourtant, l’image de Dieu... ça veut dire quoi, être créés à l’image de Dieu ? Ça veut dire être créés à l’image de ce qu’il nous est impossible de connaître totalement. Il reste forcément quelque chose de Dieu qui, toujours, nous échappe. Cette part de Dieu qui ne s’est pas incarnée – il me semble que Luther dit quelque chose dans le genre, mais les mots m’échappent. Ca veut dire ça, pour moi, créés à l’image de Dieu. Créés comme une représentation, une image, un reflet, d’un Dieu qui ne se donne pas à connaître totalement, jamais. Aussi reste-t-il dans notre identité de l’inconnaissable, de l’insaisissable. Qui que nous soyons. Tout le reste de nous, on peut toujours le catégoriser, en termes de sexe, de genre, de catégorie socio-culturelle, de goûts, de couleurs, de tout ce qu’on veut et la liste est longue des choses qui nous sont nécessaires, indispensables et légitimes pour définir notre identité, nos identités. Certaines de ces choses, nous y tenons profondément, au point que nous pouvons les revendiquer avec force, au danger de notre vie même – c’est ce que font ces hommes et ces femmes qui nous ont reçus. Mais tout n’est pas là. Notre véritable identité, c’est ce qu’on ne connaît pas... Alors à la question qui a été posée parmi le groupe « a-t-on le droit de changer d’identité ? », je crois pouvoir répondre qu’on n’en change pas. On s’affirme tel qu’on pense être, tel qu’on veut être, c’est ça aussi protester, pour la vie et la dignité, pour ce qu’on est, ce que sait être. Mais profondément, notre identité est par-delà tout ça, inaliénable et inconnaissable. Tous humains.
Comme nous, comme eux...
Là où je suis, je n’ai pas mes cours, ni mes livres, ni la bibliothèque de l’IPT pour aller vérifier que je ne dis pas de bêtises, où au moins que les bêtises que je pourrais dire sont sanctionnées par une autre autorité que la mienne ! C’est sans filet. C’est tiré de ces expériences quotidiennes. Et finalement je me dis que ce n’était pas absurde, ces textes bibliques qui s’imposaient entre la réalité et moi. Partir du texte, ou partir de la réalité ? En fait, ni l’un ni l’autre, mais toujours les deux à la fois. En tension. En corrélation. Le saut entre les deux se fait sans filet, mais il est indispensable, et on est toujours, du coup, au-dessus du gouffre entre les deux. Le saut de la foi, peut-être...  

2 commentaires:

cristov a dit…

Je pense qu'on a le droit de se chercher. Si on se cherche trans, et bien je prends acte. Mon boulot demain en tant que pasteur c'est de permettre aux gens un chemin de rencontre avec Dieu, hétéro ou LGBT.
Personnellemnt j'ai tendance à penser que changer de sexe...c'est un leurre , on croit changer d'identité. Et que L'identité ultime de soi, on ne la connais jamais, Dieu sait. On effleure cette identité quand on s'oublie, c'est dire comme ça nous file entre les doigts.
(Et peut être même que l'identité n'est pas un truchement théologique si pertinent qu'on nous l'enseigne parfois. parce que cela fait appel à des langages particuliers, qui font références à tout un monde langagier, inaccessible aux gens ordinaires).
Mais tout cela c'est des opinons, que je pourrais étayer bibliquement , théologiquement. Mais d'autres pourraient avoir une approche herméneutique différente. Donc c'est pas si essentiel que cela ici et maintenant.
Mais moi, mon job, c'est d'accueillir celui qui cherche Dieu, et celui qui demande d'être accueilli, c'est tout et ça simplifie l'approche des choses.
Je courre juste après ce but.

Dans ces conditions pourquoi focaliser sur la question sexuelle? Si ce n'est par une forme d'idolatrie de l'identité et particulièrement de l'identité sexuée...et une lecture très orientée des récits génésiaque de la création de l'homme et la femme.
Enfin , ce que j'en dis...

cristov a dit…

PS : Et puis le péché c'est autre chose!
chercher à faire son chemin trans ou pas, au "pire" c'est des erreurs humaines. On n'est qu'humain.

Pour ceux que ça interesse, je peux envoyer mon petit mémoire sur "homosexuelaité et eglise" où je m'interroge sur le statut de chrétien au rabais que nos églises font aux Gays et lesbiens... reflexion qui serait valable pour les trans.
Bon en même temps c'est pas non plus un mémoire qui change la face du monde...on s'en passe très bien aussi.