Comme nous... comme eux. Hier matin, nous avons rendu visite à une
« islamic boarding-school » (école musulmane) unique à
Jogja (diminutif de « Yogyakarta ») et sans doute aussi
en Indonésie. Ecole privée dont l’existence est reconnue par
l’Etat, c’est un lieu destiné à ceux qu’on appelle des
« waria », des transsexuels. En fait ce n’est pas
vraiment une école ; ceux qui sont accueillis ici sont des
adultes. C’est un lieu de prière, d’étude, d’échange, et
l’imam qui travaille ici nous a expliqué comment il concevait
cette tâche. Pour lui, être waria n’est pas un bien ou un mal en
soi. Les 30 waria accueillis ici ont une foi comme tout le monde, et
le droit à une spiritualité, le droit de prier. Dans une société
où l’accès à la mosquée est réservé aux hommes, sauf le
vendredi où les femmes peuvent y entrer mais dans un espace séparé,
cette position est atypique. Issu d’une communauté traditionnelle
de Sumatra très stricte en matière religieuse, venu faire ses
études de théologie à Jogja, il a découvert la théologie de la
libération et cela a bouleversé tout ce qu’il pensait savoir. Il
a consacré sa thèse à l’Islam, religion de paix. Il croit que le
salut est pour tous. A la question « mais n’est-ce pas en
contradiction avec les décrets des ulamas, cette façon de voir ? »,
il répond tranquillement que oui, et que l’herméneutique
généralement adoptée en régime islamique se base sur le texte
pour aboutir à la réalité, mais qu’il a décidé quand à lui de
partir de la réalité, dans toutes ses dimensions, pour aboutir au
texte. Nous sommes tous nés humains, dit-il, tous dans une relation
à Dieu, et la religion est seconde. Il y a des différences entre
les religions et des différences à l’intérieur de chaque
religion, mais ce sont des façons différentes d’être en relation
à Dieu.
Il tire de ce fondement théologique une tranquillité étonnante
dans l’action. Ceux qui l’entourent, nos hôtes de la matinée,
savent pouvoir se tourner vers lui pour poser leurs questions sur
Dieu, sur la religion. Le centre fonctionne aussi comme un genre de
centre social, où l’on peut accueillir ceux qui arrivent en
détresse. La propriétaire de la maison, tête couverte par un voile
et aux doux gestes des mains, a gardé la haute stature imposante et
la voix d’un homme, mais elle se dit femme à présent. D’autres
l’entourent, viennent à notre rencontre, répondent aux questions.
Deux étudiantes occidentales se joignent à nous ; spécialistes
des études de genre, elles participent aux réunions LGBT qui se
tiennent là.
Pour certains des participants de notre petit groupe, c’est un
choc. On perçoit même une certaine détresse à être confrontés à
une identité mouvante, impossible à définir. Pourtant ces femmes
affirment leur identité, elles sont des warias, disent
tranquillement qu’elles devraient avoir les mêmes droits que tous
les autres citoyens.
En les écoutant, ces humains comme tous les autres humains, je pense
pour une raison qui m’échappe d’abord et qui, sur le moment,
m’agace, à la liturgie du baptême. Ce passage où un verset
biblique est évoqué ; j’ai souvent entendu à cette occasion
le passage de l’Apocalypse évoquant ce caillou blanc où est
inscrit un nom secret, connu de Dieu seul, et de celui à qui il est
destiné. Ce nom, c’est une identité donnée, comme un cadeau, qui
est donné comme ça, pour rien, pour la vie, qui n’est pas à
rembourser, surtout pas, mais à accueillir comme un cadeau
justement. Une identité qui échappe à notre contrôle. Cachée en
Christ, dit Paul autrement. Là où nous-mêmes n’avons pas de
maîtrise sur nous-mêmes, sur ce que nous sommes au plus profond de
ce qui fait notre humanité. Et puis à ces images s’ajoute la
guérison de l’aveugle-né chez Jean : est-ce lui ou ses
parents qui ont péché ? Cette question, perverse, veut
vraiment dire « son identité est le péché et nous ne voulons
rien en savoir d’autre, nous voulons juste savoir qui blâmer au
juste », et Jésus renverse toutes ces catégories pour
affirmer que cette identité ne vient que de Dieu, qu’elle est
insaisissable, mais du côté d’un don absolu, inconnaissable dans
sa teneur exacte – on ne peut pas connaître ce que signifie
réellement la gloire de Dieu, elle nous échappe forcément.
Oui, ça m’agace parce que ce sont des citations bibliques qui me
viennent ainsi au moment où j’écoute des gens, des humains, qui
me parlent en humains, et que j’aimerais pouvoir les écouter et
les accueillir et les considérer comme des frères et sœurs comme
ça, sans réfléchir, sans distance. Sans barrières. En toute
naïveté.
Mais comme le dira une des participantes du GIT le soir dans un tour
de table sur cette expérience du matin, « j’y allais pour
qu’ils se sentent accueillis par moi, et ce sont eux qui m’ont
accueillis. Ca a renversé ma façon de penser, à eux et à
moi-même. Ca a renversé ma théologie. » Je crois aussi que
c’était une vraie leçon d’humilité.
Mais tout le monde n’a pas forcément été renversé par cette
rencontre. Et c’est une nouvelle leçon d’humilité que de
comprendre que les bons sentiments sont une barrière ; je veux
bien écouter tout ce qu’on veut dans l’ouverture et le dialogue,
mais entendre que « malgré leur péché, eux aussi sont à
l’image de Dieu et qu’on peut prier pour leur guérison »,
je n’y arrive pas. Ca me met en colère et je pense à ce que
signifie le protestantisme au sens premier : protester,
protester « pour », pour la dignité inaliénable de tout
humain. Je me suis tue. Lâchement sans doute. Mais surtout parce que
les mots, je ne les avais pas. Et puis aussi, lâchement encore, je
n’ai pas cru possible de contredire un pasteur sur ce coup-là. Ca
me choque oui. Ca éveille en moi une certaine violence parce que
j’ai le sentiment que c’est l’Evangile, carrément, qui est
trahi dans ces mots-là. Mais quand de tels sentiments violents sont
éveillés par des mots pleins des meilleurs sentiments du monde par
une personne de qualité, tout à fait sympathique et visiblement bon
berger pour son troupeau (sans ironie aucune)... on approche d’une
zone dont il vaut mieux laisser reposer les turbulences avant d’en
tenter la traversée. Encore que... à qui va notre loyauté au
fond ? Au petit troupeau dont nous aurions la charge en tant que
pasteurs et qu’il ne faut pas bousculer parce que ce serait manquer
de respect ? Ou à la radicalité de l’Evangile qui clame
l’égale dignité de tous devant Dieu ?
Les mots ? Je ne les ai pas encore. Pourtant, l’image de
Dieu... ça veut dire quoi, être créés à l’image de Dieu ?
Ça veut dire être créés à l’image de ce qu’il nous est
impossible de connaître totalement. Il reste forcément quelque
chose de Dieu qui, toujours, nous échappe. Cette part de Dieu qui ne
s’est pas incarnée – il me semble que Luther dit quelque chose
dans le genre, mais les mots m’échappent. Ca veut dire ça, pour
moi, créés à l’image de Dieu. Créés comme une représentation,
une image, un reflet, d’un Dieu qui ne se donne pas à connaître
totalement, jamais. Aussi reste-t-il dans notre identité de
l’inconnaissable, de l’insaisissable. Qui que nous soyons. Tout
le reste de nous, on peut toujours le catégoriser, en termes de
sexe, de genre, de catégorie socio-culturelle, de goûts, de
couleurs, de tout ce qu’on veut et la liste est longue des choses
qui nous sont nécessaires, indispensables et légitimes pour définir
notre identité, nos identités. Certaines de ces choses, nous y
tenons profondément, au point que nous pouvons les revendiquer avec
force, au danger de notre vie même – c’est ce que font ces
hommes et ces femmes qui nous ont reçus. Mais tout n’est pas là.
Notre véritable identité, c’est ce qu’on ne connaît pas...
Alors à la question qui a été posée parmi le groupe « a-t-on
le droit de changer d’identité ? », je crois pouvoir
répondre qu’on n’en change pas. On s’affirme tel qu’on pense
être, tel qu’on veut être, c’est ça aussi protester, pour la
vie et la dignité, pour ce qu’on est, ce que sait être. Mais
profondément, notre identité est par-delà tout ça, inaliénable
et inconnaissable. Tous humains.
Comme nous, comme eux...
Là où je suis, je n’ai pas mes cours, ni mes livres, ni la
bibliothèque de l’IPT pour aller vérifier que je ne dis pas de
bêtises, où au moins que les bêtises que je pourrais dire sont
sanctionnées par une autre autorité que la mienne ! C’est
sans filet. C’est tiré de ces expériences quotidiennes. Et
finalement je me dis que ce n’était pas absurde, ces textes
bibliques qui s’imposaient entre la réalité et moi. Partir du
texte, ou partir de la réalité ? En fait, ni l’un ni
l’autre, mais toujours les deux à la fois. En tension. En
corrélation. Le saut entre les deux se fait sans filet, mais il est
indispensable, et on est toujours, du coup, au-dessus du gouffre
entre les deux. Le saut de la foi, peut-être...
2 commentaires:
Je pense qu'on a le droit de se chercher. Si on se cherche trans, et bien je prends acte. Mon boulot demain en tant que pasteur c'est de permettre aux gens un chemin de rencontre avec Dieu, hétéro ou LGBT.
Personnellemnt j'ai tendance à penser que changer de sexe...c'est un leurre , on croit changer d'identité. Et que L'identité ultime de soi, on ne la connais jamais, Dieu sait. On effleure cette identité quand on s'oublie, c'est dire comme ça nous file entre les doigts.
(Et peut être même que l'identité n'est pas un truchement théologique si pertinent qu'on nous l'enseigne parfois. parce que cela fait appel à des langages particuliers, qui font références à tout un monde langagier, inaccessible aux gens ordinaires).
Mais tout cela c'est des opinons, que je pourrais étayer bibliquement , théologiquement. Mais d'autres pourraient avoir une approche herméneutique différente. Donc c'est pas si essentiel que cela ici et maintenant.
Mais moi, mon job, c'est d'accueillir celui qui cherche Dieu, et celui qui demande d'être accueilli, c'est tout et ça simplifie l'approche des choses.
Je courre juste après ce but.
Dans ces conditions pourquoi focaliser sur la question sexuelle? Si ce n'est par une forme d'idolatrie de l'identité et particulièrement de l'identité sexuée...et une lecture très orientée des récits génésiaque de la création de l'homme et la femme.
Enfin , ce que j'en dis...
PS : Et puis le péché c'est autre chose!
chercher à faire son chemin trans ou pas, au "pire" c'est des erreurs humaines. On n'est qu'humain.
Pour ceux que ça interesse, je peux envoyer mon petit mémoire sur "homosexuelaité et eglise" où je m'interroge sur le statut de chrétien au rabais que nos églises font aux Gays et lesbiens... reflexion qui serait valable pour les trans.
Bon en même temps c'est pas non plus un mémoire qui change la face du monde...on s'en passe très bien aussi.
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