lundi 18 juin 2012



Temps vertical et autres considérations

Ah, les visites !

De prime abord cela m'apparaissait comme une survivance réformée, un ciel de traîne de la notion de "cure d'âme" des siècles où le pasteur se pensait comme le berger de ses ouailles.
Mais j'ai découvert que ce temps des visites, qui pouvait sembler investi de manière "non rentable", cela nourrissait mon quotidien de rencontres extraordinaires... avec des gens ordinaires pourtant.
Une des plus étonnantes de ces rencontres, est celle que je vis depuis une semaine avec madame M.
J'ai pris l'habitude de lui rendre visite presque tous les jours, en début d'après midi.

Le rituel est devenu classique : Je toque, madame répond "entrez !".
Je me présente :
 _" Bonjour, je suis Christophe, le pasteur".
_"Bonjour, Monsieur , vous êtes qui ?"
_ "Christophe,... Christophe Collomb" ( parce que je sais qu'elle se souvient vaguement de moi par ce moyen mnémotechnique).
"Vous savez, je suis venu l'autre jour avec Martine , Martine T., la fille de Monsieur T. ?"
_ "Ah oui, Martine, son papa, il est gentil ...Christophe Collomb ?!"
  
 
Et puis nous rentrons en conversation. Madame M. est très malentendante, et j'ai appris à parler fort et faire des phrases courtes.
 _ "Elle est belle votre plante...elle a repris des couleurs...vous voulez que je lui donne de l'eau ?"
_"C'est gentil... Vous, vous êtes affectueux...,". Elle a des mots inattendus parfois.

Puis les idées s’enchaînent avec une apparente incohérence, passant des chats sur les photos qui auraient trop de poils ... à sa mère qui est une bonne musicienne...et son mari qui ne veut guère sortir pour se promener.
     
Madame M. vit seule depuis longtemps. Ses parents, son mari sont décédés depuis des lustres.  
Et d'aucun dirait qu'elle perd un peu la tête. Mais pour moi, il me semble que sa représentation du temps est simplement verticale; contractée. Et le cheminement de sa parole suit tantôt un schéma très cohérent d'association d'idées, tantôt le balayage de son regard. Et elle passe de l'un à l'autre selon son gré. S'il l'on est à son écoute, les propos de madame M. sont en fait constamment logiques.
 
Et puis il y a cette mémoire du cœur qui subsiste :  une succession de Kairos, réactivés par l'émotion passagère, . Comme si les éléments de chronos qui valait la peine dans a vie, avaient mutés en Kairos.
 
Madame M. conserve également une vue extrêmement perçante :
Je lui dis : "Vous avez vu, ils ont fauché l'herbe dans le jardin".
Madame M. acquiesce de la tête, puis d'un seul coup ,
  _ "Les papillons, ils vont rentrés" ?
Je me retourne et aperçoit à 10 mètres deux papillons de couleurs feu et bistre. Madame M. tend son regard jusqu'à eux. Dans le flot de ses mots chevrotants, je l'entends dire distinctement :
_ "vous voyez...Ils sont gracieux !"
 
Je suis émerveillé de la délicatesse furtive de cette vieille mamie recroquevillée sur son siège médicalisé. Elle est comme ça , madame M. : pleine de grâce et de fulgurances par delà l'usure du corps et du cerveau.

Comme c'est maintenant de coutume, on chante deux ou trois cantiques de sa jeunesse. On rit. On se tient la main. Et puis je prends congé, en disant que je reviens demain...en sachant que demain sera à nouveau vécu comme la rencontre avec un inconnu :
_ "Bonjour Monsieur, Vous êtes qui ?"
 
C'est bien vrai, ça ...Je suis qui, Seigneur ?  
Mais est-ce que c'est si important de le savoir ?

CH


1 commentaire:

Remuccino a dit…

merci beaucoup monsieur Colombe...