Lecture commune d’un article de notre professeur dans le cours sur
la création et le désastre (« the Disaster Class »
comme on l’appelle entre nous). En langage inclusif, il faut le
savoir, pour éviter de qualifier Dieu en utilisant les catégories
du masculin et du féminin, au lieu d’écrire « God himself »
on utilise le mot « Godself ». Une étudiante canadienne
s’insurge. « Quand je lis « lui » ou « il »
pour faire référence à Dieu, ça diminue son importance à mes
yeux et ça me dérange. » Le professeur s’excuse : il a
essayé, dit-il, d’utiliser un langage neutre, mais il n’y est
pas tout à fait arrivé. Plus tard, en parlant de l’incarnation :
« we all agree that God came as a man – oh, sorry, as a
human ! »
Mais là n’est pas le moment le plus intéressant de ces journées.
Le meilleur moment, c’est le soir, après le dîner et le temps
cultuel partagé, lorsque quelques-uns s’assoient sur les marches
devant le bâtiment où nous logeons et étudions la plupart du
temps, et discutent.
Voilà Frans, le rubgyman sud-africain tout blond (le premier jour,
je n’arrivais pas à reconnaître la langue dans laquelle il
parlait, en fait c’est bien de l’anglais mais avec un accent
terrible ; pour dire oui il dit « yaaaar »). Il
revient de Malioboro et débarque fièrement du taxi en brandissant
un chapeau qu’on dit chez nous chinois, celui qu’utilisent les
paysans dans les rizières. Il paraît que tout le monde rigolait
dans la rue sur son passage et ça le fait rire aussi. Il y a aussi
Marlon, cubain filiforme qui fait des blagues approximatives dans un
anglais incertain et qui fait rire tout le monde. Il a réussi à
enseigner l’art de la danse à Aiko, notre amie indonésienne qui
fait actuellement un stage à la Communion mondiale des Églises
réformées à Genève et qui s’occupe de la gestion du séjour
ici. Elle arrive en riant et applaudit Lia qui chante avec le comité
d’accueil, des étudiants de l’université Duta Wacana
(l’université chrétienne de Jogja). Le gardien du lieu, en
uniforme, tire les grilles devant l’entrée sans les fermer :
les retardataires mettront du temps à rentrer. Voilà un jeune
couple tout émouvant (ils se sont rencontrés ici) qui revient de
manger une glace au magasin du coin. Il y ont croisé, disent-ils,
Fernando, l’ami américain, qui se balade toujours avec une gourde
transparente plein d’eau tirée des bonbonnes qui sont amenées
tous les jours avant notre réveil.
Voilà une partie de l’équipe des cuisiniers, en scooter. Au
moment moment, un autre scooter sort du parking sous-terrain et ils
se croisent aimablement. Ici, on conduit à l’envers, enfin de
l’autre côté de la route, il faut s’y faire, surtout quand on
marche sur le trottoir quasi inexistant. Trois chats sans queue
passent en courant et foncent sous un des deux bus. Il y a « the
good bus » et l’autre ; le premier a l’air
conditionné, l’autre non. Le matin, on alterne. Un criquet fait un
atterrissage risqué sur une marche et se fait attraper par une main
amicale. C’est celle de Danang, un étudiant d’ici, et la
création n’est pas un vain mot pour lui. On a eu une conversation
très intéressante sur Jésus révélateur plutôt que révélation
de Dieu et il a le regard qui pétille quand je lui parle de
l’Oratoire du Louvre. Ces mots échangés semblent parfois
surréalistes, surtout quand on ne parle pas la langue de l’autre
et qu’on soupçonne des malentendus, mais entre théologiens, on
finit par trouver un langage commun : Barth, Levinas, Ricœur.
Sur le fauteuil en train de rire aux éclats, c’est Anita, ma
voisine de chambre, qui a célébré le worship ce soir avec
Vicky et a conclu la célébration avec un chant gitan : elle
est pasteur parmi les gitans en Hongrie, ce n’est pas une mince
affaire dans un pays qui préférerait les ignorer. Nos Canadiens,
eux, sont en train d’étudier sérieusement à l’intérieur :
on a un exposé à faire demain. Voilà Sheela et ses amies qui
reviennent d’un petit tour, toujours magnifiques dans leurs saris
colorés. Voici la Toyota noire, rutilante, conduite par Brahm
(spécialiste du Cantique des cantiques et membre du comité
d’accueil), avec un groupe de professeurs revenus de leur dîner.
On parle français, quelques mots.
Nelson m’interpelle : « How come you can speak English ?
I thought all French people hated to speak English! » Je suis
bien obligée d’admettre que c’est un peu vrai. Tous les matins,
ce jeune étudiant et futur pasteur indonésien me dit « Bonzjour
Madam’ » et je dois dire que son accent s’améliore de jour
en jour. Les chats se recarapattent dans l’autre sens et foncent de
l’autre côté de la route en évitant un vélo. Ting ting ting,
c’est un marchant de soupe au gingembre (sucrée, avec des
croûtons, des arachides grillées et des graines de palmier
translucides, c’est très bon) qui passe sur son triporteur.
Tiens, ce soir en face il doit y avoir une messe, voilà un prêtre
en aube blanche qui porte une Vierge Marie. Des gens arrivent avec
des bouquets de fleurs.
Deux autres membres du groupe des Sud-Africains arrivent, tout
tranquilles mais très légèrement boitillants, ils sortent d’un
massage et racontent comment on leur a marché sur le dos pour les
détendre. Tiens, voilà Jonah, du Kenya, accompagné d’une jeune
pasteur souriante venue de Gambie, mais j’avoue ne pas me souvenir
de son nom... On se sourit quand elle passe la porte. Un petit groupe
de théologiens discute devant la grille en se donnant de grandes
tapes fraternelles dans le dos, je n’arrive pas à comprendre d’ici
s’ils parlent du match de foot de l’après-midi ou du cours sur
l’identité réformée qu’on a eu dans la matinée.
Ce soir est un soir comme les autres. Les moustiques rôdent mais ils
ne sont ni très nombreux ni très agressifs. La quantité de geckos
qui sortent le soir et hantent les plafonds doit y être pour quelque
chose. Demain, on visite un temple bouddhiste, le plus grand du
monde, dit-on. Il faudra porter un chapeau, il va faire chaud.
Il ne reste plus grand monde sur les marches, tout le monde est
rentré se coucher ou finir un assignment pour la semaine
prochaine (on a trois dissertations à rendre), assis près du
bassin des poissons rouges à côté du routeur de la Wifi. Les
grillons chantent, un dernier scooter passe, un chat miaule. Le ciel
est plein d’étoiles. Bonne nuit Jogja.
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