vendredi 22 juin 2012

Jour 15 - Tentative d'épuisement


Lecture commune d’un article de notre professeur dans le cours sur la création et le désastre (« the Disaster Class » comme on l’appelle entre nous). En langage inclusif, il faut le savoir, pour éviter de qualifier Dieu en utilisant les catégories du masculin et du féminin, au lieu d’écrire « God himself » on utilise le mot « Godself ». Une étudiante canadienne s’insurge. « Quand je lis « lui » ou « il » pour faire référence à Dieu, ça diminue son importance à mes yeux et ça me dérange. » Le professeur s’excuse : il a essayé, dit-il, d’utiliser un langage neutre, mais il n’y est pas tout à fait arrivé. Plus tard, en parlant de l’incarnation : « we all agree that God came as a man – oh, sorry, as a human ! »
Mais là n’est pas le moment le plus intéressant de ces journées. Le meilleur moment, c’est le soir, après le dîner et le temps cultuel partagé, lorsque quelques-uns s’assoient sur les marches devant le bâtiment où nous logeons et étudions la plupart du temps, et discutent.
Voilà Frans, le rubgyman sud-africain tout blond (le premier jour, je n’arrivais pas à reconnaître la langue dans laquelle il parlait, en fait c’est bien de l’anglais mais avec un accent terrible ; pour dire oui il dit « yaaaar »). Il revient de Malioboro et débarque fièrement du taxi en brandissant un chapeau qu’on dit chez nous chinois, celui qu’utilisent les paysans dans les rizières. Il paraît que tout le monde rigolait dans la rue sur son passage et ça le fait rire aussi. Il y a aussi Marlon, cubain filiforme qui fait des blagues approximatives dans un anglais incertain et qui fait rire tout le monde. Il a réussi à enseigner l’art de la danse à Aiko, notre amie indonésienne qui fait actuellement un stage à la Communion mondiale des Églises réformées à Genève et qui s’occupe de la gestion du séjour ici. Elle arrive en riant et applaudit Lia qui chante avec le comité d’accueil, des étudiants de l’université Duta Wacana (l’université chrétienne de Jogja). Le gardien du lieu, en uniforme, tire les grilles devant l’entrée sans les fermer : les retardataires mettront du temps à rentrer. Voilà un jeune couple tout émouvant (ils se sont rencontrés ici) qui revient de manger une glace au magasin du coin. Il y ont croisé, disent-ils, Fernando, l’ami américain, qui se balade toujours avec une gourde transparente plein d’eau tirée des bonbonnes qui sont amenées tous les jours avant notre réveil.
Voilà une partie de l’équipe des cuisiniers, en scooter. Au moment moment, un autre scooter sort du parking sous-terrain et ils se croisent aimablement. Ici, on conduit à l’envers, enfin de l’autre côté de la route, il faut s’y faire, surtout quand on marche sur le trottoir quasi inexistant. Trois chats sans queue passent en courant et foncent sous un des deux bus. Il y a « the good bus » et l’autre ; le premier a l’air conditionné, l’autre non. Le matin, on alterne. Un criquet fait un atterrissage risqué sur une marche et se fait attraper par une main amicale. C’est celle de Danang, un étudiant d’ici, et la création n’est pas un vain mot pour lui. On a eu une conversation très intéressante sur Jésus révélateur plutôt que révélation de Dieu et il a le regard qui pétille quand je lui parle de l’Oratoire du Louvre. Ces mots échangés semblent parfois surréalistes, surtout quand on ne parle pas la langue de l’autre et qu’on soupçonne des malentendus, mais entre théologiens, on finit par trouver un langage commun : Barth, Levinas, Ricœur.
Sur le fauteuil en train de rire aux éclats, c’est Anita, ma voisine de chambre, qui a célébré le worship ce soir avec Vicky et a conclu la célébration avec un chant gitan : elle est pasteur parmi les gitans en Hongrie, ce n’est pas une mince affaire dans un pays qui préférerait les ignorer. Nos Canadiens, eux, sont en train d’étudier sérieusement à l’intérieur : on a un exposé à faire demain. Voilà Sheela et ses amies qui reviennent d’un petit tour, toujours magnifiques dans leurs saris colorés. Voici la Toyota noire, rutilante, conduite par Brahm (spécialiste du Cantique des cantiques et membre du comité d’accueil), avec un groupe de professeurs revenus de leur dîner. On parle français, quelques mots.
Nelson m’interpelle : « How come you can speak English ? I thought all French people hated to speak English! » Je suis bien obligée d’admettre que c’est un peu vrai. Tous les matins, ce jeune étudiant et futur pasteur indonésien me dit « Bonzjour Madam’ » et je dois dire que son accent s’améliore de jour en jour. Les chats se recarapattent dans l’autre sens et foncent de l’autre côté de la route en évitant un vélo. Ting ting ting, c’est un marchant de soupe au gingembre (sucrée, avec des croûtons, des arachides grillées et des graines de palmier translucides, c’est très bon) qui passe sur son triporteur.
Tiens, ce soir en face il doit y avoir une messe, voilà un prêtre en aube blanche qui porte une Vierge Marie. Des gens arrivent avec des bouquets de fleurs.
Deux autres membres du groupe des Sud-Africains arrivent, tout tranquilles mais très légèrement boitillants, ils sortent d’un massage et racontent comment on leur a marché sur le dos pour les détendre. Tiens, voilà Jonah, du Kenya, accompagné d’une jeune pasteur souriante venue de Gambie, mais j’avoue ne pas me souvenir de son nom... On se sourit quand elle passe la porte. Un petit groupe de théologiens discute devant la grille en se donnant de grandes tapes fraternelles dans le dos, je n’arrive pas à comprendre d’ici s’ils parlent du match de foot de l’après-midi ou du cours sur l’identité réformée qu’on a eu dans la matinée.
Ce soir est un soir comme les autres. Les moustiques rôdent mais ils ne sont ni très nombreux ni très agressifs. La quantité de geckos qui sortent le soir et hantent les plafonds doit y être pour quelque chose. Demain, on visite un temple bouddhiste, le plus grand du monde, dit-on. Il faudra porter un chapeau, il va faire chaud.
Il ne reste plus grand monde sur les marches, tout le monde est rentré se coucher ou finir un assignment pour la semaine prochaine (on a trois dissertations à rendre), assis près du bassin des poissons rouges à côté du routeur de la Wifi. Les grillons chantent, un dernier scooter passe, un chat miaule. Le ciel est plein d’étoiles. Bonne nuit Jogja.  

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